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« Le seul endroit au monde où l'on peut rencontrer un homme digne de ce nom, c'est le regard d'un chien ». (Romain Gary).
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Pourquoi ce nom ?
« À quelle occasion était-ce ? Je ne m’en souviens plus exactement. Il était tard, très tard. Plus précisément devrais-je dire qu’il était très tôt le matin; 3h30 environ. J’étais seul à marcher dans la bourgade où une fête venait à l’instant de s’achever. Je n’avais pas envie de rentrer. J’étais à peine plus qu’enivré. Mes jambes étaient à la fois lourdes et légères, paradoxales. Je me rappelle avoir pensé qu’un métaphysicien les eût aimées à cet instant précis. Elles étaient le signe d’un autre corps, d’une autre démarche, d’une autre vie. À elles seules, à quelques centimètres de mes yeux, elles défiaient la logique et me guidaient pourtant sans trembler vers où je devais aller. La lumière des réverbères me parvenait après s’être habillée d’un scintillement dont je m’étais imaginé que seul Noël pouvait en être le magicien. Je déambulais en plein mois d’août. Joë Bousquet me vint à l’esprit; une très courte phrase du poète. Où l’avais-je lue ? Dans le désordre orpailleur de mon adolescence, je l’avais délicatement arrachée à un contexte qui ne m’avait pas semblé la porter; mon cœur l’avait reconnue orpheline, détachée de son paysage textuel; il avait aimé sa souveraine tenue, son extraordinaire banalité. Je m’étais dit : « Combien faut-il être attentif et présent pour écrire pareille chose ! « Pour le poète, il ne s’était pas agi d’écrire, mais plus simplement d’accueillir, de transformer en mots l’éclatante réalité. Il avait réussi le miracle d’une conversion sans déchet, d’une transposition sans trahison. Cette phrase disait : « Cette année, l’été vient de nuit ! » Quelle merveille ! Il avait été tout près du monde pour en éprouver les moindres soubresauts. L’été m’était alors apparu comme un gigantesque vaisseau spatial dont quelques rares grillons et cigales tardifs avaient entrepris de souligner la furtivité. Je lui avais dit : « Merci Joë ! » pour cette leçon que je relisais aujourd’hui.
Dans la rue où je divaguais, j’avais ralenti mon pas; je n’avais plus qu’à parler aux arbres, à l’herbe qui dormait. Quelques canettes jonchaient le sol et l’envie m’avait pris de m’arrêter pour en apprendre l’obéissance. Elles semblaient consentir aux quelques coups de vent qui conduisaient leur danse bien plus titubante que la mienne, bien plus erratique. J’avais continué d’avancer comme cela dans la nuit, « les poings dans mes poches » qui avaient été « crevées », mais que ma mère avait expressément rapiécées sans savoir le mal qu’elle faisait à mon amour de la poésie; « mon T-shirt aussi devenait idéal » et j’avais secrètement projeté de le dérober à son obsession. Il est des choses qui ne se réparent pas si l’on veut connaître la bohème.
Soudain, dans la partie ronde d’un virage conduisant à un lotissement « Phénix », je vis un chien trotter à ma rencontre. C’est à son pelage trempé que je compris que la pluie s’était mise à tomber. Je ressentis alors un frisson qui était à peine le mien. L’animal était de bonne taille, et plutôt vilain; de ces canidés dont on devine qu’ils sentent mauvais à peine les a-t-on aperçus. Jadis l’arrière-goût d’un mauvais vin m’avait rappelé son odeur. Le museau rond tendu dans ma direction, à un mètre de moi, il semblait se demander ce que je faisais là. Nous nous sommes arrêtés. Un gros orage avait finalement éclaté, mais il ne pleuvait pas. Accroupi sur le macadam, je le regardais et il me regardait. Le temps n’existait plus; ni l’heure, ni l’eau. Ce sont ses yeux qui me ravirent, son regard qui fit effraction en moi. N’en déplaise à Antisthène ou Spinoza, ce chien-là n’aboyait pas, mais il n’était pas un concept. Je l’avais soudain rejoint là où il était peut-être depuis toujours, de l’autre côté du mot qui était censé désigner la classe à laquelle il appartenait. Il était… Avec moi, comme l’on est en vie, sans l’ombre d’un doute, à bout portant. Je le voyais, donc je suis… Encore. Rien, plus rien. Même pas le silence. Un sourire sur mon visage ou sur le sien. Puis nous avons repris notre route, et une phrase me vint que je porte en mon cœur comme l’on porte la trace invisible d’un baiser que nous espérions.
« J’ai grandi d’un chien qui passe ».
C’est ainsi que je l’ai reçue, joliment boiteuse et redoutablement précise, juste au-dessus de la grammaire.
Alors que je suis en train d’écrire, mon « ami d’existence » passe encore et pour toujours. Bergson avait eu raison d’écrire qu’habituellement » nous ne voyons pas les choses mêmes; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles » Sartre, dans la Nausée, n’a-t- il pas fait connaître à Roquentin cette même expérience face à une racine de marronnier ? Sa nodosité, son inertie innommables en même temps que « […] sa couleur, sa forme […] » ne lui sont-elles pas apparues » au-dessous de toute explication », de toute rationalité, de tout langage ? Et Siddharta Gautama en son temps ne connut-il pas semblable illumination ? N’eut-il pas la vision de CE qui est tel que C’est ?
Nul écœurement, une éclaircie plutôt, dans le noir d’un hameau que notre mise en « présence » soudaine avait « absenté ». Nulle dissonance, nulle absurdité, une grâce plutôt; la conscience bienheureuse d’exister en deçà du mensonge; la joie muette d’éprouver la réunion des choses et la fin de l’idée. Bien avant ce miracle, Yves Bonnefoy m’avait donné ce goût-là, et son anti-platonisme m’avait secrètement conduit jusqu’à cette rencontre… C’était certain.
Non, il ne pleuvait pas ce soir-là. Il faisait nuit et le soleil brillait…
Depuis cette année-là, bien plus qu’avant encore, je n’eus de cesse d’être à l’affût des plus petites percées de l’Être (de Dieu ?) dans les moindres recoins de ma vie. J’avais vu, quelques secondes… Mais le butin est rare là où je le cherche encore, et pour qui veut faire fortune dans ce domaine, mieux vaut renoncer ou tenter de s’édifier tant bien que mal sur la base de la seule paillette d’or qui lui fut miraculeusement offerte. Combien de fois suis-je revenu bredouille de ma quête quotidienne ? Combien de jours sans pain ? Il me fallut apprendre à souffrir l’austérité du désert, le sadisme du vide, la mécanicité du vain. D’autres paillettes vinrent pourtant s’ajouter à celle-ci qui n’était déjà pas la toute première. Je devais m’estimer heureux.
Aujourd’hui encore, la réalité s’offre à moi par à-coups, à la façon d’un stroboscope paresseux, et me laisse deviner que les concepts, s’ils sont efficaces et pratiques, nous éloignent du monde en nous faisant accroire qu’ils nous donnent un pouvoir sur lui. Non… Nul pouvoir, mais un exil; nul pouvoir, mais une rupture. La re-présentation est un boniment qui nous é-monde, tout en prétendant nous porter à demeure. Elle est le signe de notre dévoiement originel.
Non pas « un » chien donc, mais ce chien-là, un certain soir, qui aura suffit à dénoncer l’imposture de toute saisie, et j’entends me tenir autant qu’il se peut au plus proche de ce qu’il m’apprit, dans la lumière de sa présence qu’un jour d’été m’offrit… vers 3h30.